par Vincent Bretin, Directeur de l’équipe Résultats et Climat d’Unitaid
Publié à l’origine dans ThinkGlobalHealth, une publication en ligne du Council on Foreign Relations.
Chaque année, le secteur mondial de la santé sauve la vie de millions de personnes atteintes de maladies infectieuses comme le VIH, la tuberculose et le paludisme grâce à des médicaments, des diagnostics et des outils de prévention novateurs. Et chaque année, ces mêmes produits de santé vitaux constituent pourtant un risque sanitaire en émettant des millions de tonnes de dioxyde de carbone.
Bien que les effets des changements climatiques sur la santé des populations soient indéniables, de la pollution aux vagues de chaleur en passant par la propagation croissante des maladies infectieuses, l’incidence du secteur mondial de la santé sur ces phénomènes et les risques qu’ils comportent pour les chaînes d’approvisionnement sanitaires mondiales ont été moins bien étudiés.
Une attention croissante est toutefois portée à ces questions, comme en témoigne la vingt-huitième Conférence des Parties (COP28), qui était la première COP à consacrer une journée à la santé. En amont de la conférence et pour la première fois, une étude d’Unitaid portant sur dix grandes catégories de produits de santé a examiné ces effets et risques, précisant également ce que nos sociétés peuvent faire pour y remédier.
Il est paradoxal qu’un secteur qui s’efforce de maintenir la population en bonne santé contribue également au problème et soit à la traîne en matière d’action climatique, étant donné qu’il est responsable d’environ 4,6 % des émissions nettes de carbone dans le monde, soit plus que le secteur mondial du transport maritime. Parallèlement, les tests, les traitements et les outils utilisés quotidiennement par les professionnels de la santé sont menacés par des chocs climatiques, tels que la perturbation des sites de fabrication ou des chaînes d’approvisionnement en raison d’événements météorologiques extrêmes ou la modification des régimes pluviométriques qui touchent les usines de fabrication de certains médicaments. La hausse des températures et les vagues de chaleur peuvent également entraîner la dégradation des médicaments.
Le secteur des soins de santé est responsable de 4,6 % des émissions nettes de carbone dans le monde, soit plus que le secteur mondial du transport maritime
Les dix produits pris en considération dans l’étude, à savoir des médicaments contre le VIH, la tuberculose et le paludisme ainsi que des moustiquaires de protection contre le paludisme, des outils de dépistage de la tuberculose et du matériel d’oxygénation, ont été choisis parce qu’il s’agit d’outils vitaux qui sont également représentatifs de la plupart des catégories de produits utilisés par le secteur de la santé mondiale. Les enseignements tirés de cette analyse peuvent dès lors être appliqués à d’autres catégories de produits de santé, accroissant ainsi la pertinence du rapport d’Unitaid.
L’étude a porté sur l’ensemble des risques et des effets sur le climat et la nature que présente chaque produit. Elle s’est penchée sur huit étapes de la chaîne de valeur, de l’acquisition des matériaux à la fin de vie et aux déchets, sur six types d’effets sur le climat et la nature, des émissions de carbone à la pollution de l’eau, et sur neuf types de risques pour le climat et la nature, tels que les inondations ou les vagues de chaleur extrêmes. Les experts de 23 organisations de premier ordre dans les domaines du climat et de la santé ont contribué à l’étude.
La première des trois principales conclusions montre que les quantités absolues de carbone émises dans l’atmosphère par les dix chaînes d’approvisionnement sont assez importantes, s’élevant à 3,5 mégatonnes chaque année et provenant principalement de la fabrication, du transport et de la mise en décharge.
Par exemple, une dose quotidienne du traitement à base de dolutégravir, la thérapie antirétrovirale la plus efficace au monde pour les personnes vivant avec le VIH, ne contient que 650 milligrammes du principe actif pharmaceutique. Cette quantité semble infime. Toutefois, si l’on tient compte des dizaines de millions de personnes à qui ce traitement est administré annuellement, elle s’élève à plus de 7 000 tonnes par an. En outre, ce produit se compose de trois principes actifs pharmaceutiques distincts qui nécessitent chacun quatre à cinq réactions chimiques d’affilée, de nombreux intrants et solvants et beaucoup d’énergie étant utilisés à chaque étape.
En raison de ce processus à forte intensité énergétique, 314 kilogrammes de dioxyde de carbone (CO2) sont émis pour produire chaque kilogramme de principe actif pharmaceutique. Globalement, en tenant compte de toutes les sources d’émissions, il apparaît que ces quelque 650 milligrammes quotidiens sont responsables de 2,7 mégatonnes d’émissions de CO2 par an.
En d’autres termes, ce médicament indispensable génère à peu près autant d’émissions que la ville de Genève.
La deuxième constatation est que les dix catégories de produits ont de graves conséquences sur la nature, y compris le rejet de déchets chimiques toxiques au moment de la fabrication et les répercussions importantes des déchets au moment de l’utilisation et de la mise en décharge. Par exemple, la nouvelle gamme de moustiquaires, l’un des outils les plus efficaces et les plus abordables pour protéger les ménages contre le paludisme, devrait générer 57 000 tonnes de déchets plastiques par an d’ici à 2030. En l’absence de solutions de recyclage, la plupart de ces moustiquaires sont jetées dans des décharges non gérées ou incinérées, ce qui pollue l’air, le sol et l’eau.
Troisièmement, il ressort de l’étude que les chocs climatiques font peser de graves risques sur la chaîne d’approvisionnement, ce qui compromet l’accès aux produits. Ce volet pourtant crucial n’est presque jamais analysé. Par exemple, la chaîne d’approvisionnement du traitement combiné à base d’artémisinine, un médicament antipaludéen essentiel utilisé par des centaines de millions de personnes chaque année, est exposée à une multitude de risques liés au climat. La plante Artemisina annua, qui produit l’un des principaux ingrédients du médicament, est sensible aux conditions climatiques. La plupart des sites de production sont concentrés dans deux régions de l’Inde faisant face à des risques d’inondation et le produit final se dégrade sous l’effet de fortes chaleurs.
Si ces conclusions peuvent se révéler surprenantes, les solutions permettant d’y remédier ne le sont pas. Le rapport présente vingt solutions techniques qui pourraient rendre ces produits plus résilients face aux changements climatiques tout en entraînant une baisse des émissions pouvant atteindre 70 %. Il est encourageant de constater que les émissions actuelles de CO2 pourraient être réduites de 40 % sans augmenter les coûts de production, de sorte que des changements importants peuvent être apportés dès maintenant tout en garantissant que les produits resteront abordables. En outre, la mise en œuvre complète de solutions sans effet sur les coûts dans ces dix chaînes d’approvisionnement permettrait de se rapprocher des objectifs de l’Accord de Paris, à savoir réduire les émissions de 43 % d’ici à 2030.
Les émissions actuelles de CO2 pourraient être réduites de 40 % sans augmenter les coûts de production
Bon nombre de ces solutions ont fait leurs preuves. D’autres sont plus novatrices, mais très prometteuses. Prenons l’exemple de la chimie verte, qui englobe un large éventail d’innovations susceptibles de rendre les processus chimiques plus durables. En appliquant ces principes à plusieurs médicaments essentiels dans le cadre du traitement de la tuberculose, les chercheurs sont parvenus à utiliser 55 à 66 % de matières premières en moins pour une hausse des rendements s’échelonnant de 18 à 43 %.
Ce type d’approche permet non seulement de réduire les émissions de CO2, mais aussi de diminuer les quantités de déchets dangereux et de réaliser des économies, ce qui en fait une solution avantageuse à tous les égards.
Le rapport d’Unitaid examine deux aspects essentiels et mal compris des produits de santé et de leurs chaînes d’approvisionnement dans le contexte des changements climatiques, à savoir leur incidence sur l’environnement et leur résilience face aux risques climatiques. Toutefois, il ne s’agit que de la partie visible de l’iceberg.
Les changements climatiques pèsent considérablement sur les maladies, les populations et les communautés locales. Par exemple, le paludisme se propage aujourd’hui dans de nouvelles régions, dans de nouveaux contextes et par l’intermédiaire de nouveaux vecteurs. Les parties prenantes et les sociétés devront modifier parfois fondamentalement les types de produits de santé qu’elles utilisent et les modes de distribution de ces produits pour progresser sur la voie de l’amélioration de la santé et de l’équité.
Unitaid œuvre à la mise sur le marché de produits de santé novateurs dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. Cette année, nous avons décidé de prendre des mesures proactives en plaçant l’action climatique au cœur de notre réflexion, l’objectif étant de sélectionner et de soutenir les innovations de demain dans le domaine de la santé. Notre nouvelle stratégie en matière de climat et de santé préconise le passage à des produits de santé intelligents face aux changements climatiques qui ne nuisent pas à l’environnement, sont résilients, tiennent compte de l’évolution du climat, peuvent être adaptés au contexte local et sont produits au niveau régional. Elle engage également Unitaid à réduire sa propre empreinte carbone, y compris celle de son portefeuille d’investissements, conformément à l’Accord de Paris.
Les solutions visant à lutter contre les changements climatiques et à aborder les enjeux sanitaires mondiaux ne sauraient être élaborées en vase clos. Il n’est pas non plus question d’envisager séparément l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à ceux-ci. Ces questions interdépendantes appellent des interventions communes. Les fabricants, les bailleurs de fonds, les pays, les populations et les organisations sanitaires comme Unitaid doivent élaborer, fabriquer et financer des produits de santé intelligents face aux changements climatiques, pour ensuite les acheter et promouvoir leur utilisation.
À défaut, nous ne ferons que perpétuer les effets néfastes sur l’environnement des chaînes d’approvisionnement en produits de santé. En outre, certaines interventions comptant parmi les solutions sanitaires les plus essentielles risquent de devenir inutiles ou inefficaces.
Publié dans Think Global Health, une publication en ligne du Council on Foreign Relations.
Download